Le Sultanat fiscal et le Conseil d’Etat

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Imposition des bénéfices réputés distribués

 

 

 

La nécessité de renflouer les caisses de l’Etat conduit parfois le ministère des finances à affronter le Conseil d’Etat et à créer des impôts nouveaux  constitutionnellement réservés à la Loi[1]. En matière fiscale, la nécessité ne fait pas loi. Grâce à la compétence indéniable des fonctionnaires du ministère, le nouvel impôt est présenté comme une simple modalité d’application d’un texte existant, et validé par un avis du …Conseil d’Etat.

Par arrêté No 54 du 31 janvier 2019, le Ministre des finances a ainsi organisé de manière détaillée le traitement fiscal des redressements opérés par les équipes de vérification sur les résultats imposables déclarés par les différentes sociétés soumises à l’IS. Selon l’arrêté,  les revenus non déclarés par la société et découverts à l’occasion d’un contrôle, sont non seulement imposables au titre de l’impôt sur les sociétés, mais doivent être considérés comme des bénéfices distribués aux associés et également imposés à ce titre,  alors que par hypothèse, s’agissant de revenus occultés, ils n’ont pas fait l’objet d’une décision de distribution.

Cet arrêté qui vise les sociétés de capitaux,  révèle  le louable souci ministériel d’encadrer le contrôle, et de préciser le traitement fiscal des problèmes que les vérificateurs rencontrent sur le terrain. La décision ministérielle, qui décline judicieusement l’application des règles formulées aux différents régimes d’imposition des sociétés concernées[2], parait de prime abord pertinente. Elle semble inspirée par l’expérience et par l’exigence  d’une nouvelle éthique des affaires.

 

On peut se demander cependant si cette volonté ministérielle apparemment motivée par l’éthique, n’est pas également inspirée par l’arrêt  rendu par le Conseil d’Etat en date du 15/3/2018[3], qui a justement rejeté le principe de l’imposition des bénéfices réputés distribués.

 

  1. Le Conseil d’Etat annule l’imposition des des bénéfices réputés distribués

 

Dans le cadre du contrôle d’une SARL qui vend des voitures usagées, l’administration relève des irrégularités, rehausse le bénéfice déclaré, impose ce bénéfice au titre de l’impôt sur les sociétés,  et considère ce même bénéfice comme distribué aux associés, et donc imposable aussi à ce titre.

La Commission des oppositions, saisie par le contribuable, réduit le rehaussement de la base imposable au titre de l’impôt sur les sociétés (باب اول), et, en l’absence de décision des associés à cet égard,  refuse l’imposition au titre de la distribution des bénéfices (باب ثالث).

L’administration interjette appel devant le Conseil d’Etat. Elle fait valoir que,  pour reconstituer le chiffre d’affaires réel et établir le bénéfice servant de base imposable, elle a simplement appliqué les instructions du Ministre des finances. Ces instructions relatives à l’ensemble du secteur contrôlé, précisaient que le prix de vente de chaque voiture usagée devait être au moins égal à 80% ou 100% de sa valeur en douane, selon les années. Les contrôleurs ont donc rehaussé le revenu de la société sur cette base fixe qui ne leur laissait aucune marge d’appréciation[4]. Le bénéfice non déclaré, ainsi reconstitué, a été imposé à l’IS. Ce même bénéfice qui n’a pas été déclaré, ni donc soumis à l’Assemblée générale de la société, a également été considéré comme distribué aux associés et imposé aussi à ce titre.

 

Sur la méthode suivie pour le redressement du bénéfice,  le Conseil d’Etat affirme clairement son droit (et devoir) de contrôle. Aux  vérificateurs qui avaient simplement appliqué les instructions ministérielles le Conseil a rappelé (probablement à leur grande surprise) que les instructions du ministre ne lient pas le juge[5], et que la situation devait être appréciée in concreto et prendre en considération les circonstances particulières de chaque espèce. Or l’Administration s’est contentée de justifier sa position par les seules instructions du ministre, appliquant un coefficient général à toutes les  situations indistinctement. L’appel a donc été rejeté sur ce point. Juger autrement aurait probablement conduit à un abandon du contrôle du judiciaire sur les décisions administratives.

 

Quant à l’imposition de la présumée distribution des bénéfices, elle a été rejetée dans son principe. A cet égard, le Conseil rappelle sa jurisprudence constante interdisant qu’un même montant soit soumis à deux impôts différents.  Les textes[6] prévoient simplement l’imposition des dividendes qui ont fait l’objet d’une délibération de l’Assemblée générale des associés, ce qui n’est pas le cas en l’espèce et ne peut pas être le cas puisque, par nature, les bénéfices non déclarés ne peuvent être soumis aux associés.

L’appel de l’administration a donc été rejeté, mais en des termes suffisamment sévères pour donner à l’arrêt une portée qui dépasse le cadre de l’affaire jugée. Affirmer clairement  que « les instructions du ministre des finances, compte tenu de leur caractère interprétatif… ne peuvent lier les juridictions fiscales »  suffit à révéler la volonté des juges de conserver leur droit de contrôle. Etait-il nécessaire de préciser, de manière prémonitoire, que les instructions ministérielles ne peuvent « ajouter à la loi » ?  En dévoilant par un style dense et des expressions dures, une certaine exaspération devant le comportement des agents du ministère des finances, le Conseil d’Etat établit ou confirme plusieurs règles de principe :

  • En l’absence de texte législatif, l’imposition des bénéfices réputés distribués est illégale ;
  • Les instructions ministérielles ne lient pas le juge, qui conserve sa liberté de fixer la base imposable en fonction des éléments de chaque espèce.
  • La charge de la preuve du rehaussement de la base imposable incombe à l’administration ; cette preuve ne peut être tirée des seules instructions ministérielles et doit être apportée dans chaque cas en fonction de la situation réelle du contribuable et non sur la base de critères ou ratios généraux.
  • Le juge conserve le droit d’apprécier la validité, la portée et la pertinence de cette preuve, et de modifier en conséquence la base imposable.

Il est probable que dans le cas d’une imposition d’office résultant par exemple de l’absence de livres ou registres comptables, le contrôle judiciaire demeure, même si la charge de la preuve est inversée et que le contribuable doit lui même apporter la preuve de l’exagération des redressements opérés par l’administration. En précisant que « le juge …conserve le droit d’apprécier librement les éléments qui fondent sa conviction…en fonction des circonstances de chaque espèce… », le Conseil s’est réservé la liberté de vérifier la pertinence de la méthode utilisée pour établir la taxation d’office et la possibilité de rejeter une méthode qui lui semblerait inappropriée. Le Conseil d’Etat demeure ainsi le garant contre une éventuelle dérive arbitraire de l’administration fiscale. Il est dans son rôle.

 

L’arrêté du 31 janvier 2019 est-il une réponse à cette position des juges intervenue quelques mois plus tôt ?

 

  1. Le Ministre des finances décide l’imposition des bénéfices réputés distribués

 

A la vérité, les dispositions de l’arrêté semblent largement inspirées, une fois de plus, des règles françaises, et plus particulièrement des modalités d’application de l’article 109 et suivants du Code Général des Impôts français. Ces dispositions législatives taxent une présumée distribution des bénéfices aux associés[7], en l’absence de toute décision sociale de distribution. Cette démarche soulève d’abord la question de la double imposition du même revenu, une fois dans l’assiette de l’impôt sur la société, et une fois comme bénéfice distribué. Ce débat a engendré en France le système complexe de l’avoir fiscal[8], que la France a dû abandonner en 2005 sous la pression de l’Europe. Les associés ont alors été compensés par un abattement de 50 ou 40% sur les dividendes distribués (le régime français est en réalité devenu encore plus compliqué, et intègre la CSG que nous n’avons pas au Liban). Il est vrai que le Liban, depuis longtemps,  cumule l’imposition à l’IS et l’imposition des dividendes distribués sans que le débat sur la double imposition soit réellement évoqué. Il le sera probablement à l’occasion de cet arrêté, et c’est salutaire.

 

La doctrine administrative française publiée au BOFIP[9], se fonde expressément sur les articles 109 à 117 du Code Général des impôts, et plus particulièrement sur l’article 109 qui stipule clairement:

  1. Sont considérés comme revenus distribués :

1° Tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital ;

2° Toutes les sommes ou valeurs mises à la disposition des associés, actionnaires ou porteurs de parts et non prélevées sur les bénéfices.

 

Nous n’avons pas au Liban un texte aussi clair, qui considère comme distribués des bénéfices qui ne l’ont pas été, et la question de la compétence du ministre pour ajouter un nouvel impôt de distribution se pose. Car si la décision ministérielle est présentée comme une simple modalité d’application de règles préexistantes, encore faut-il que ces règles édictent clairement l’imposition dont on veut préciser les modalités.

L’Arrêté se fonde sur les articles 7, 69, et 72 bis du Code des Impôts libanais. Ces dispositions ne prévoient pas l’imposition  des revenus réputés distribués[10]. Au contraire. Ainsi l’article 72bis impose les bénéfices effectivement distribués par la société (dans le cadre d’une décision de distribution)  et considère comme distribués les revenus des sociétés étrangères opérant au Liban. Cet article limite expressément et clairement la présomption de distribution aux seules sociétés « étrangères » En des  termes qui excluent sans nul doute l’application aux sociétés libanaises du régime des bénéfices réputés distribués. L’Administration avait-elle mal lu ?

 

L’Arrêté se fonde aussi  (curieusement …) sur un avis du Conseil d’Etat N° 1173/2018-2019 en date du 28/11/2018 …[11]

 

La seule existence d’un impôt sur les dividendes distribués par les sociétés de capitaux n’implique pas, sans texte spécial, l’imposition des bénéfices non distribués, au motif qu’ils sont réputés distribués. Pour cela un texte législatif semble nécessaire, et le Ministre des finances, quelle que soit son autorité, ne remplace pas encore le Parlement. Les rédacteurs de la décision ministérielle étaient probablement conscients de cette faiblesse. D’une part ils ne pouvaient ignorer les termes de l’arrêt du Conseil d’Etat du 15 mars 2018, ni les termes de l’article 72bis qu’ils visent, et  d’autre part  on retrouve dans la décision ministérielle une inspiration directe de l’article 109 du CGI.

 

Cette transposition, des modalités d’application françaises pénalise le contribuable libanais au delà de l’imposition française. Ainsi par exemple  la stipulation de l’article 4 qui impose la distribution d’un dividende qui par hypothèse n’existe pas puisque la société reste déficitaire malgré les redressements effectués, dépasse les exigences françaises. Dans ce cas, le système français oblige en effet l’Administration à fournir la preuve que les montants redressés ont été effectivement appréhendés par les associés. En dehors de cette preuve qui incombe à l’Administration, celle-ci ne peut les considérer comme distribués. Le BOFIP précise que « l’Administration (française) a, à l’égard du bénéficiaire des distributions occultes, une double obligation : elle doit d’une part, justifier du bien-fondé des rehaussements apportés aux résultats sociaux, d’autre part, établir que les sommes regardées comme distribuées ont été mises à la disposition effective du contribuable »  La décision libanaise n’exige pas cette preuve. Elle pose une présomption irréfragable contre les associés !

De même, le second alinéa de l’article 3 vise les charges et dépenses en principe déductibles[12],  mais  qui ont « profité » aux associés, ou à «certains» d’entre eux. Elles devront, dans des cas précisés de manière non limitative, être réintégrées dans les résultats de l’entreprise et soumises à la retenue à la source sur les dividendes distribués. Or la retenue à la source s’applique à la

totalité des dividendes, et pénalise donc indistinctement tous les associés, alors même que certains d’entre eux seulement ont pu bénéficier de l’avantage. Il est paradoxal d’imposer des associés[13] dont on admet qu’ils n’ont pas bénéficié des dividendes prétendus  distribués… Et il serait surprenant de voir un associé imposé sur un montant détourné par administrateur non associé.

 

Pourquoi ces incohérences malgré la remarquable compétence des fonctionnaires du ministère qui ont rédigé le texte de l’arrêté ? La transposition, dans le droit interne libanais de dispositions fiscales étrangères mérite une réflexion plus libre que celle qui a abouti à la décision ministérielle, sans la pression de l’obligation de dégager de nouvelles recettes. Il serait contraire à la Constitution et dangereux pour la démocratie de laisser croire aux fonctionnaires d’un ministère qu’ils sont investis de la mission sacrée de trouver de nouvelles recettes, même au prix d’une distorsion des textes.

 

En intégrant  les bénéfices considérés comme distribués, dans la troisième cédule, qui n’existe pas en France, les rédacteurs libanais ont estimé avoir fait leur devoir d’adaptation dans le cadre des instructions reçues. Il leur a peut être  échappé que le système français ne prévoit pas une retenue à la source des bénéfices ou produits réputés distribués. La présomption édictée par l’article 109 du CGI français n’est pas opposable aux associés. Ceux-ci sont imposés dans le cadre d’une procédure séparée, permettant de vérifier que l’associé a effectivement bénéficié des distributions présumées[14] et de respecter le droit du contribuable  à se défendre et contester la réalité de l’avantage que l’Administration lui attribue. Le seul redressement des bénéfices de la société n’entraine donc pas automatiquement le redressement des revenus des associés. La retenue à la source prévue par le  système libanais produit des effets nécessairement différents, entrainant tous les associés dans les conséquences de rehaussements des bénéfices de leur société.

 

Ces quelques brèves remarques montrent à quel point il est difficile de copier des législations étrangères sans en avoir l’historique ni l’environnement. La fiscalité, comme la démocratie, ne s’importe pas facilement. Elle exige une pratique durable aussi bien de la part des contribuables que des agents de l’Administration. Elle impose une rigueur dans la structuration et  la formulation, incompatible avec des instructions obligeant des rédacteurs doués  à trouver rapidement des recettes, sans cohérence fiscale ni vision globale.

 

Sous prétexte d’améliorer les recettes en vue d’assainir les finances d’un État en risque de cessation de paiements, on crée des impôts dans la précipitation, sous le contrôle théorique d’un Parlement qui ne peut s’opposer à la prétendue moralisation du comportement des contribuables, ni à la vitale augmentation des recettes. Le Liban est en train de construire un millefeuille fiscal dont la France cherche vainement à se débarrasser. La séparation des ministères des finances et de l’économie exprime une indépendance des objets alors que la fiscalité est un des instruments de l’économie, et un levier de croissance ou un facteur de stagnation. L’héritage de la manie française de modifier les impôts tous les ans à l’occasion du budget crée une incertitude fiscale qui freine les investissements. Tant qu’à copier la France, il eut mieux valu s’inspirer de ses principes plutôt que de ses dérives, et mieux organiser l’information et la défense du contribuable. En France aucun ministre n’aurait osé signer un arrêté qui crée une règle directement contraire à une décision du Conseil d’Etat intervenue quelques mois plus tôt. On peut craindre que le Liban se dirige vers le modèle des Etats autoritaires, dans lesquels seule la classe politique et ses affidés peuvent faire des affaires.  Plus dangereusement, on se demande si la pression fiscale n’est pas en train, consciemment ou non, de modifier la structure sociale et économique du Liban. Des assises fiscales semblent plus que jamais nécessaires, pour établir les principes d’une politique fiscale stable, et amorcer un début de consentement à l’impôt dans une société qui l’a historiquement perçu comme une contrainte étrangère.  En attendant, l’espoir demeure, grâce aux juges.

 

Me Georges Fadlallah

 

[1] Articles 81 et 82 de la Constitution

[2] Notamment SAL et SARL, Holding et Off Shore

[3] Arrêt N° 593/2017-2018 du 15/3/2018

[4] Méfiance à l’égard des contrôleurs ?

[5] L’arrêt étend le pouvoir de contrôle à la Commission des oppositions. Les limites doivent en être précisées.

[6] Article 72 bis du DL 144 du 12/6/1959 ci après dénommé Code des Impôts

[7] Voire aux tiers.

[8] L’impôt dû par l’associé est diminué de sa contribution dans l’impôt payé par la société dont il est associé.

[9] Bulletin Officiel des Finances Publiques-Impôts.

[10] L’article 7 fixe le mode de détermination du bénéfice net après déduction des charges ;

L’article 69 nouveau vise exclusivement l’imposition à 7% des  intérêts perçus sur  dépôts  bancaires ou bons du trésor. L’article 69 ancien, remplacé en 2003, prévoyait une imposition générale sur les revenus des capitaux mobiliers.

L’article 72 bis concerne les bénéfices effectivement  distribués, Les bénéfices des seules sociétés étrangères étant « réputés distribués en totalité ».

[11] On aimerait connaitre l’avis du Conseil d’Etat qui fonde également la décision. Vérifier la question .

[12] Les charges non déductibles font l’objet de l’article 2

[13] Le dividende est un revenu de l’associé. Son montant a déjà été imposé comme bénéfice de la société.

[14] La preuve en incombe à l’Administration.

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