Et si on ne payait pas d’impôts

Adib Y Tohme

Et si on ne payait pas d’impôts ? Le ton de la question peut prêter à équivoque, comme si c’était un appel à refuser de payer d’impôts ou à la désobéissance civile. Ce n’est pas le cas. Je ne me prends pas pour Henri David Thoreau et, malheureusement, je n’ai plus l’âge ni le temps de croire ou d’espérer à une révolte citoyenne.

Au même moment, la liste des nouveaux impôts d’une part et la grille des salaires d’autre part délimitent les contours du débat sur le budget autour d’une question centrale : Comment financer la grille des salaires ? Et tels des jouets mécaniques enrayés, les experts de tout bord, répètent la même rengaine à savoir qu’il faut s’attaquer aux gaspillages pour faire des économies comme seule alternative à la levée de nouveaux impôts.

Pendant ce temps aussi, les quelques candidats déclarés aux élections législatives virtuelles exhibent leurs photos sur les réseaux sociaux et déversent leurs souhaits et leur bonne parole, en guise de programme électoral, sur une masse qui s’en fout. À part ça rien. Sauf peut-être des illuminés, au bord de la rupture et en quête de reconnaissance, qui croient faire leur révolution sur Facebook et se prennent au jeu de leur propre illusion.

Tout ça pour faire de la diversion. Et même si le budget se résume à des calculs d’épiciers, les comptes sont faussés parce qu’ils ne sont jamais posés à plat. Qui nous dévoile par exemple les bénéfices des banques, résultant des intérêts de la dette publique ou les profits des politiciens générés par les transferts des ressources publiques. Comment pouvons-nous avoir accès a la comptabilité transparente, entière et indivisible du Liban afin d’avoir le moyen de comprendre et de consentir à l’impôt ? Les formules reproduites dans les médias sont des affirmations partielles, tronquées, qui déplacent le débat, dans le but d’occulter les véritables enjeux. Depuis plus de vingt ans, les mêmes recettes sont appliquées, à savoir taxer les pauvres pour redresser les comptes sous peine d’un effondrement du système, auquel on répond en chœur « cessez le gaspillage ». Mais personne n’y croit. Le programme de la classe au pouvoir est simple : aggraver la pauvreté et l’inculture. Elle assure ainsi que personne n’aura plus le temps de réfléchir et de comprendre l’arnaque.

Ce qui nous ramène au titre de l’article : Et si on ne payait pas d’impôts, dans le sens où tous les impôts et les prélèvements obligatoires sont supprimés. Essayons de penser en dehors des sentiers battus et imaginons que nous vivons dans une société sans impôts. Cette société n’est simplement pas une société. C’est des masses de consommateurs, impétueux, cupides, égoïstes, irritables constamment en mouvement à la recherche de leurs profits personnels et de l’objet de leur désir qui est par définition éphémère, volatil et précaire. Dans une telle société, L’Etat ne serait qu’un partage des ressources entre ceux d’en haut, le service public et la Sécurité sociale n’existeraient pas.

Une société sans impôts n’en demeurerait pas moins une société dans laquelle il faudrait répondre à certains besoins inhérents à toute société humaine (l’enseignement scolaire et universitaire, la santé, la sécurité, le transport, etc.). Si la collectivité n’assurait pas la prise en charge de tels besoins par l’impôt ou par les prélèvements obligatoires, le financement relèverait donc du secteur marchand : les entreprises privées assureraient alors la fourniture de ces besoins moyennant un financement assuré exclusivement par la vente sur la base d’un rapport « acheteur-vendeur ».

Ainsi, dans une société sans impôts, le coût de l’Éducation ne serait plus réparti sur l’ensemble de la population, mais, comme tout « prix marchand », il serait concentré sur ses utilisateurs, autrement dit sur les familles dont les enfants ont l’âge d’être scolarisés. Ces familles devraient alors débourser elles-mêmes des dizaines de milliers de dollars par an pour l’école et par enfant. On mesure vite que peu de parents pourraient payer les études de leurs enfants, d’autant plus que la plupart d’entre eux sont déjà écrasés par le poids des dettes. Par conséquent, dans une telle société, les ménages s’endetteraient davantage ou ne scolariseraient pas leurs enfants, tout cela au détriment de l’éducation de leurs enfants et, plus largement, de celle de la qualité de la population. Outre que les inégalités se développeraient, puisque seuls les plus aisés auraient accès à une formation de qualité, le pays pâtirait du fait du gaspillage de talents et de la faible qualification de la main-d’œuvre… Les laissés pour compte seraient vite récupérés par les intégristes de tout bord et constitueraient des bombes à retardement.

Quant à la sécurité, elle ne serait disponible que pour quelques-uns, ceux qui pourraient financer une sécurité efficace à leur seul profit. Avec une sécurité privatisée, de véritables ghettos se mettraient en place, faisant des quartiers riches les quartiers les mieux gardés et surveillés, et des quartiers pauvres, des zones de non-droit. Dans une telle société, le marché des riches, comme le centre-ville, serait barricadé et protégé par des pauvres en uniformes contre d’autres pauvres qui campent à ses portes.

Quant à la santé, rares seraient les malades qui pourraient être hospitalisés. Une grande partie de la population serait privée de santé, jetée, abandonnée dans sa solitude, obligée de renoncer à se faire soigner et de se cacher pour mourir. Quant aux médecins, ils ne seraient que des courtiers des grands groupes pharmaceutiques ou des équipementiers médicaux. Cela accentuerait les inégalités devant les soins, entraînerait des conséquences évidentes sur la santé de l’ensemble de la population.

 

Et l’état des infrastructures ? Tout ce qui est rentable est exploité. Tout ce qui ne l’est pas est délaissé. Dans une société sans impôts qui facture l’entrée au prix fort, aller au musée ou faire du sport ou des activités culturelles serait très difficile, voire impossible, pour un grand nombre de ménages. Les moyens de transport public seraient inexistants et la multiplication des voitures provoquerait des embouteillages énormes. Entre les centres commerciaux et les territoires privatisés haut de gamme, le paysage ne serait que désolation et délabrement.

Dans une société sans impôts, tout serait vendable, même l’électricité et l’eau. Cette société opèrerait globalement un transfert des richesses de la collectivité vers les détenteurs des services « marchands » qui seraient les détenteurs du pouvoir. Ce transfert déboucherait sur un système plus coûteux et sur l’aggravation de la pauvreté. En outre, l’absence de solidarité dans le mode de financement entre les membres d’une société entraînerait une hausse criante des injustices et des inégalités…

Si vous vous reconnaissez dans ce type de société (mais vous payez des impôts quand même), je vous invite à revisiter le débat sur le budget du point de vue de l’efficacité et de l’utilité des dépenses publiques. Et à partir de là de la place de l’Etat, de ses missions et de ses priorités. Les questions soulevées par le budget sont le résultat d’un choix politique par excellence qu’il est dangereux de laisser aux seuls politiciens.